Guerre en Syrie : état des lieux
Entretien avec Hadrien Desuin, géopolitologue et auteur de «
La France Atlantiste » aux Éditions du Cerf.
1/ Pouvez-vous nous livrer
votre analyse de l’évolution de la situation du conflit syrien depuis le
déclenchement de l’opération « Rameau d’olivier » par la Turquie le 20 janvier
dernier ?
L'évolution est très inquiétante. L'armée turque, avec
l'aide des différentes milices djihadistes qui la soutiennent, à encerclé 90% du
canton d'Afrine. Il reste un mince corridor de ravitaillement par la zone tenue
autour d'Alep par l'armée syrienne. Présentée au début comme la simple prise en
main de la zone frontalière turco-syrienne, l'offensive turque s'est, comme on
pouvait s'en douter, muée en une véritable conquête militaire. Les bombardements
de l'aviation turque se sont étendus et frappent la population: école,
hôpital, aucun Kurde n'est à l'abri. Le "rameau d'olivier" brandi par
Erdogan est en réalité une bombe incendiaire. A l'instar du reste de la Syrie
du nord, il faut s'attendre à ce que l'occupation turque s'installe dans la
durée. D'une punition militaire, l'offensive turque dérive vers une guerre
d'occupation: un grand classique des relations internationales.
Confrontée à une forte résistance au sol des troupes YPG,
lesquelles sont aguerries par six années de guerre civile et équipées avec de
l'armement russe ou américain, l'armée turque a subi des pertes. Elle a donc
laissé ses supplétifs djihadistes en premières lignes, notamment au sud et à
l'est d'Afrine. Dans ces secteurs, l'armée turque semblent se contenter du rôle
de conseillers militaires : organiser la logistique et le commandement.
2/ Quelle est la position de la
France aujourd’hui vis-à-vis de cette opération et plus généralement à l’égard
de la Syrie après le fiasco de l’ère Fabius que vous décrivez très bien dans
votre livre ?
Officiellement la France condamne. Mais le quai d'Orsay
s'intéresse tout autant à Idlib et La Ghouta. C'est pourtant Tahrir Al Sham,
c'est-à-dire Al Qaïda, qui domine "l'opposition syrienne". Autrement
dit, on soutient timidement les Kurdes qui ont vaincu Daech et on fait la même
chose avec Al Qaïda un peu plus loin. Bref, la diplomatie française n'a tiré
aucune leçon de ses aveuglements au Proche-orient depuis 2011. J'observe que
progressivement, Jean-Yves Le Drian écoute davantage les diplomates néo-cons du
Quai. Par la force des choses, il entend moins ce que lui disaient les
militaires à l’hôtel de Brienne. Lesquels sont nettement moins doctrinaires. En
se basant sur des rapports très douteux des "casques blancs" (les
secouristes des milices djihadistes proches d'Al Qaïda) on serait prêt à
frapper l'armée syrienne ? C'est absurde.
3/ Quel est, selon vous,
l’avenir de l’alliance entre Damas, Téhéran et Moscou ?
L'alliance semble solide. Malgré l'échec de Sotchi, les
présidents russe, turc et iranien vont se retrouver pour un nouveau sommet à
Istanbul. D'un point de vue géopolitique, ce sont deux États et deux
civilisations charnières qui ouvrent à la Russie, la Méditerranée d'une part,
le Golfe persique et l'Océan Indien d'autre part. A force d'erreurs en série,
les Américains sont en train de réaliser leur propre cauchemar stratégique,
c'est assez fascinant. La Turquie est pourtant dans l'OTAN !
Poutine, de son coté, abandonne sans état d’âme les Kurdes, car il préfère s'appuyer sur une Turquie plus forte, prête à oublier Bachar Al-Assad si elle peut taper les Kurdes. Moscou cherche à éloigner Ankara de Washington. Mais attention, les Turcs risquent de se faire déborder par leurs propres djihadistes. Lesquels finiront par se retourner contre les armées russes et syriennes, comme à Idlib. Rien n'est donc jamais figé.
Poutine, de son coté, abandonne sans état d’âme les Kurdes, car il préfère s'appuyer sur une Turquie plus forte, prête à oublier Bachar Al-Assad si elle peut taper les Kurdes. Moscou cherche à éloigner Ankara de Washington. Mais attention, les Turcs risquent de se faire déborder par leurs propres djihadistes. Lesquels finiront par se retourner contre les armées russes et syriennes, comme à Idlib. Rien n'est donc jamais figé.
4/ Qu’en est-il désormais de
l’implication des USA dans le conflit ? Sont-ils vraiment hors-jeu comme on le
lit souvent ces derniers jours ?
Ils ne font rien pour retenir les Turcs à Afrine alors que
les FDS sont leurs plus solides alliés en Syrie. Pourtant les Américains ont
les moyens nécessaires pour faire pression sur la Turquie. Le Moyen-Orient est
compliqué mais là on dépasse toutes les limites. Peut-être que Trump a peur de
précipiter les Turcs dans les bras de Moscou s'il hausse le ton, mais c'est
déjà le cas en réalité. Donc il n'a rien à perdre et devrait rappeler son allié
à l'ordre, comme ils savent si bien le faire.
On a donc cette impression de hors-jeu américain. Pour eux l'ennemi
reste Bachar Al Assad et les milices chiites. C'est une erreur d'appréciation
colossale qui leur fait perdre pied dans toute la région. Si Washington
acceptait de régler le conflit avec Moscou tout en maintenant Bachar Al-Assad,
les Américains seraient beaucoup plus à l'aise face à la Turquie et l'Iran. Ils
reviendraient tout de suite dans le jeu.
Pour mieux comprendre l’évolution de la diplomatie française
depuis 20 ans, nous vous recommandons vivement le livre d’Hadrien Desuin,
disponible dans toutes les bonnes librairies ou directement sur le site de
l’éditeur, ici.
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